Quinze ans après l’adoption en février 2005, de la loi pour l’égalité des droits et des chances la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, aveugles et malvoyants peinent toujours à évoluer dans la ville et à sensibiliser la classe politique. Témoignages.

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Je ne sais pas comment tu fais pour tenir. Personnellement, je me serais suicidé.” Alex Brousillon n’a pas tenu compte de la remarque déplacée de son ami. Il a vu pendant 55 ans, c’est suffisant et j’en suis reconnaissant”, confie-t-il à Marianne. Sa vie a basculé du jour au lendemain. Lors d’un examen de contrôle, le guadeloupéen apprend qu’il est malade d’un glaucome. Il ne s’était jamais rendu compte que son champ de vision se rétrécissait, qu’il perdait la vue. Sur le coup, Alex ne panique pas. Une opération est possible pour limiter les dommages. Malheureusement, rien ne se passe comme prévu. Il y a eu des complications après l’acte chirurgical. J’ai attrapé une infection, et ma vue se dégradait de jour en jour“, raconte-t-il. Et un jour, 10 ans après la détection, c’était terminé. Alex Brousillon est devenu totalement aveugle. Il a mis quatre ans avant d’encaisser le choc. Pourtant, c’est encore compliqué aujourd’hui : Perdre la vue, c’est être vulnérable, dépendant“. C’est aussi se sentir invisible, inutile.

Comme Alex, plus d’un million de Français sont malvoyants et aveugles. Un handicap à double peine, car ils sont aussi confrontés à la discrimination, et subissent parfois des agressions. En cause, pour beaucoup : la société actuelle qui ne les aide pas à gagner en visibilité, et l’État qui n’en fait pas assez.

Discrimination à l’embauche, reconversion

A l’origine, Alex Brousillon travaillait dans un hôpital, en Guadeloupe. Même si sa vue se dégradait avant de subir une totale cécité, il n’a jamais voulu lâcher son job. En 2010, il part à Paris pour se former aux outils adaptés à son handicap. Pourtant, l’écran d’ordinateur, devant lequel il passait la plupart de son temps, accentuait son problème. Mais mon employeur n’a jamais adapté mon poste”, regrette-t-il. Comme lui, qui a dû partir en retraite pour invalidité, la plupart des aveugles et malvoyants n’ont pas la possibilité de travailler dans de bonnes conditions. Parfois, ils ne peuvent pas travailler du tout.

Selon la Fédération des aveugles de France, actuellement 50% des déficients visuels sont au chômage. Soit 500.000 personnes. Avoir un travail quand on a cet handicap, c’est encore plus compliqué”, constate amèrement Pierre Tricot, secrétaire général de l’association Valentin Haüy et ancien militaire, qui a lui été contraint de quitter l’armée. L’ancien militaire a perdu la vue en mission. Gardant les détails pour lui, il préfère privilégier le costume de secrétaire général de l’association Valentin Haüy. ‘Le choix du métier est davantage réduit. Les aveugles et malvoyants se tournent plus vers la bureautique et les jobs manuels“, poursuit-il.

Mes patrons avaient peur que mon handicap soit une source d’insécurité”, estime Anthony Hugerot.

Si les déficients visuels se tournent davantage vers des établissements de formation spécialisés et adaptés à leur handicap, pour notamment travailler dans le secrétariat, le routage – triage des journaux ou prospectus – ou le conditionnement, ils y rencontrent quand même des difficultés. Frédéric Vaguer en a fait les frais, et a dû se tourner vers l’association Valentin Haüy pour y être embauché en tant qu’imprimeur. Je rêvais d’être électricien, mais c’était trop compliqué comme je suis malvoyant. J’ai laissé tomber. Je me suis tourné vers la formation d’accordeur de piano. Mais là non plus ça n’a rien donné. Le métier se meurt”, regrette-il.

Comme Frédéric, Anthony Hugerot s’est résigné à laisser tomber son plus grand rêve : devenir soigneur de chevaux. “Mes patrons avaient peur que mon handicap soit une source d’insécurité”, justifie-t-il. Bien que n’ayant jamais eu d’accident sur son lieu de travail, Anthony n’est jamais parvenu à rassurer tout à fait ses employeurs : le jeune homme n’a jamais réussi à obtenir un CDI. On ne me reconduisait pas pour des raisons financières. Du coup, je ne faisais que des saisons. Mais je suis persuadé que c’est parce qu’ils ne voulaient pas s’embêter avec ma cécité”, soupçonne-t-il. La loi handicap de 2005 oblige pourtant l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Aujourd’hui, les entreprises d’au moins 20 salariés sont obligées d’embaucher minimum 6% de personnes en situation de handicap.

Les transports en commun, parcours du combattant

Ne pas pouvoir avoir de permis de conduire est un frein dans la recherche d’un travail, et donc d’un logement. Alex Brousillon est resté à Paris, et ne voulait pas retourner en Guadeloupe. “Je me suis préparé psychologiquement pendant quatre ans avant de retourner chez moi. Mais je ne pouvais pas raconter à tout le monde encore et encore ce qui m’était arrivé”, témoigne le sexagénaire. Pendant ce temps dans la capitale, il se lance à la recherche d’un appartement. Par le biais de l’association Valentin Haüy, chez qui il s’était formé aux outils adaptés, il parvient à trouver. L’organisme détient une résidence habilitée. Une place lui a été attribuée. “Là, je peux sortir librement, il y a beaucoup de transports en commun. En Guadeloupe, les aveugles restent cloitrés chez eux“, se réjouit-il.

L’avantage d’habiter dans une grande ville est de pouvoir bénéficier de transports. Pas besoin du permis de conduire. Mais là encore, l’atout se transforme parfois en cauchemar, et met en péril la vie des déficients visuels. J’ai eu beaucoup d’échos de personnes décédées car tombées sur les voies du métro… C’est le lieu de tous les dangers”, tremble Alex Brousillon. Lui, a choisi de ne prendre aucun risque. Il emprunte les souterrains uniquement lorsqu’il est accompagné.

Sinon, il privilégie le service municipal Paris accompagnement mobilité. Quand il en a besoin, un véhicule habilité aux handicaps vient le chercher. “Mais pour réserver – car c’est toujours sous réservation -, le standard met énormément de temps avant de répondre. Et quand on parvient à trouver un chauffeur, ce dernier n’est pas toujours agréable. Normalement, on est seul dans le véhicule. Mais la plupart du temps on est en covoiturage, sans même avoir été averti au préalable…”, rouspète Alex.

Alors, quand aucun créneau n’est disponible, d’autres appellent un taxi. Quand le personnel de l’association Valentin Haüy se charge de le faire pour rendre service, il constate de nombreux refus. En cause ? Les chauffeurs n’acceptent pas les chiens guides d’aveugles, ou refusent de s’arrêter. C’est plus simple de prendre la fuite quand on sait que le client ne peut pas vous voir”, ironise un membre de l’AVH. Pourtant, la loi de 1987 stipule que l’accès aux transports (…) est autorisé aux chiens guide d’aveugles”. Selon la fédération française des associations de chiens guide d’aveugle, en 2017, 88 cas de refus d’accès à une personne accompagnée d’un chien guide ont été constaté en 2017.

“Les gens se font renverser. Ça me terrifie.”

Dernière solution : marcher. Et là encore, un vrai parcours du combattant. A Paris, comme dans d’autres villes, les feux pour piétons sont équipés de synthèse vocale. Pratique pour savoir quand traverser. Mais pour en bénéficier, il faut se rendre à la mairie et demander une télécommande. Jusqu’ici, tout va bien. Mais ils ne le sont pas tous. Celui situé juste à côté de l’association ne fonctionne pas. Alors on appelle la municipalité pour leur signaler. Mais ça peut mettre des mois, voire des années avant qu’ils ne soient réparés”, déplore Emmanuel Quesseveur, directeur de l’association Donne-moi tes yeux. Vincent Michel, président de la Fédération des aveugles de France pointe du doigt un autre “problème important” : “Pour fluidifier la circulation, les pouvoirs publics veulent supprimer les feux. Cela va poser a de gros soucis aussi bien pour les déficients visuels, que les personnes en situation de handicap, et les valides“. En octobre 2019, Abbeville, dans les Hauts-de-France, était par exemple devenue la première commune de l’Hexagone à entièrement proscrire les feux tricolores.

Mais parfois, c’est toujours compliqué d’appréhender les accidents. Alex Brousillon se lève, déplie sa canne noire, fait glisser l’extrémité par terre, lentement, devant lui pour savoir où marcher. Ses pas sont lents, peu rassurés. Il a toujours une main en alerte pour amortir le choc s’il venait à se cogner ou tomber. Même si le feu est vert pour les piétons, l’ancien hospitalier hésite à traverser. “Quand je voyais, j’ai été témoin de nombreux accidents. Les gens se font renverser. Ça me terrifie. Et les trottinettes et les vélos trainent partout, comme les crottes de chiens qui sont inévitables. Il y a trop d’incivilités. Les gens ne savent pas rouler correctement“, tremble-t-il.

D’autant que d’autres risques d’accidents guettent les aveugles et malvoyants. Pierre Tricot, président de l’AVH, avait négocié auprès de la municipalité parisienne pour également installer différents revêtements au sol, afin que les déficients visuels se déplacent en sécurité. “Mais il a fallu batailler pour défendre nos intérêts. Pour les valides, ce n’est pas évident de faire comprendre que ces aménagement peuvent tout changer pour un aveugle. Sur les quais du métro, ils savent où s’arrêter avant de tomber sur les voies. Sur les trottoirs, même chose pour traverser. Mais les élus ne comprennent pas pourquoi il faut installer tel ou tel matériaux, faire de telle ou telle taille… On ne va pas installer un revêtement glissant, ou trop épais pour éviter de trébucher“.

Inaccessibilité à la culture

Perdre la vue, c’est être isolé, exclu. Aussi de la culture. Pourtant, le numérique est censé améliorer notre qualité de vie”, regrette Pierre Tricot. Dos droit, tête haute, l’ancien militaire est fier de représenter le premier organisme à avoir développé l’audio description française. Une longue bataille : “Avant, il fallait lourdement insister auprès des producteurs pour que cela soit adapté. Le CSA a aussi prêté main forte dans le projet”, détaille-il.

Perdre la vue, c’est aussi ne pas avoir la capacité d’utiliser pleinement un ordinateur, ni un téléphone portable. Dans la poche arrière de son jean, le mobile d’Alex Brousillon parle seul. “Mais heureusement qu’aujourd’hui, les derniers iPhone sont tous équipés d’assistance vocale”, se réjouit-il. Pourtant, les organismes continuent de batailler pour rendre les sites Internet plus accessibles. Aujourd’hui, seulement 10% le sont selon la Fédération des aveugles de France. C’est impossible d’avoir accès à l’information. Et aucune sanction n’existe. Du coup, c’est à la guise de chacun”, se désole Emmanuel Quesseveur, créateur de l’association Donne-moi tes yeux.

“Les établissements ne sont pas adaptés”, dénonce Pierre Tricot.

Les aveugles et malvoyant n’ont pas la possibilité de payer leurs factures via Internet non plus. “Tous les sites ne sont pas adaptés. Souvent, même pas ceux de l’Etat, alors qu’ils sont censés l’être ! Du coup, aveugles et malvoyants sont obligés de demander de l’aide humaine, de mettre en place des prélèvements automatiques, ou de réclamer une facture en braille – si cela existe”, détaille-t-il. C’est ce qu’a fait Alex. Au début, son courrier était lu à haute voix à l’accueil de l’AVH. Par manque d’intimité, il a investi dans une liseuse, pour pouvoir être plus indépendant.

Le guadeloupéen s’est également doté d’une planche braille pour l’ordinateur, et d’un scanner vocal. Sinon, il lit des livres transcrits. Toutes les langues du monde sont traduites en braille, mais se tourner vers la solution du papier est souvent pire qu’Internet. Seulement 6 à 8% des livres sont retranscrits, toujours selon la Fédération des aveugles de France. “Il faudrait que l’État nous finance maximum 5 millions d’euros par an pour faire en sorte que tous les manuscrits soient retranscrits. La seule réponse du gouvernement qu’on a reçu est ‘on réfléchit…’. Et c’était il y a une semaine, alors qu’on a fait la demande il y a un an. Je pense qu’il ne fera rien“, se désole Vincent Michel, le président.

Être privé de ses yeux, c’est ne plus pouvoir contempler les œuvres picturales, architecturales… Pour les passionnés des musées, ceux qui ont eu la chance de sillonner, un manque se crée. Du moins, c’est le cas pour Pierre Tricot, qui s’y rendait régulièrement. Les établissements ne sont pas adaptés. On ne peut pas les toucher”, regrette-t-il. Alors, l’association a créé des monuments en 3D. Une première en France. Les tableaux les plus connus sont copiés en relief, de sorte à ce que les déficients visuel puissent, au toucher, retrouver ce qu’ils n’ont plus jamais revu.

Bien que l’audio description ne soit pas obligatoire aujourd’hui, l’association peut être fière des résultats qu’elle a engendré. En l’espace de 25 ans, 20% des films sont disponibles sous ce format, ainsi que 4% d’émissions télévisées. “C’est une initiative européenne, non pas française…“, tient à faire remarquer Emmanuel Quesseveur, président de Donne-moi tes yeux. Dans les cinémas, certaines salles sont équipées de casques audio. L’AVH espère qu’une application se développe pour permettre aux aveugles et malvoyants de profiter indépendamment d’un film, sans perdre de temps à en demander, ni gêner autrui. Le tout, pour asseoir davantage l’égalité des déficients visuels dans les plaisirs quotidien des voyants.

Anaïs Grand – Marianne le 17/02/2020